Le projet de cette thèse pouvait initialement inquiéter – et il semble que cela a été le cas. Il faut dire qu’il ne s’agissait de rien de moins que de tracer un parallèle entre le fuoruscitisme de l’entre-deux-guerres et l’émigration des brigadistes des années de plomb, programme au mieux hasardeux, au pire blasphématoire. La double ambition comparatiste (entre époques et pays) pouvait de plus sembler démesurée, d’autant qu’il aurait été légitime d’ajouter les anarchistes de la fin du XIXe siècle ; les contraintes de temps pesant sur les doctorants, au nom de réalités matérielles des sciences réputées « exactes » devenues lit de Procuste en Lettres et Sciences humaines, n’arrangeait rien. Or, consciente de ces difficultés, Melle Costanza Di Ciommo a su non seulement effectuer un travail de qualité, mettant en œuvre des sources nombreuses, souvent inattendues (mais inévitablement quelque peu déséquilibrées en faveur du côté français pour la période la plus récente), mais aussi et surtout déplacer son regard vers les administrations et non plus vers des protagonistes d’émigrations différentes. Elle montre qu’au-delà de différences aussi considérables qu’entre les deux groupes évoqués, mais entre la IIIe République et la Ve et plus encore entre le régime fasciste et l’Italie républicaine, on constate de grandes continuités administratives renvoyant à une sédimentation des pratiques des ministères, continuités qui ne sont ni des identités, ni des héritages, mais le résultat de situations et de formes d’autonomie de la décision bureaucratique indépendamment du politique souvent peu intéressé. Ces continuités se manifestent dans les sources, dans la difficulté permanente en Italie à nommer ceux dont il est question, reflet de ce que nul ne semble savoir quel statut donner aux personnes concernées, d’où une multiplication des termes, italiques et guillemets, et aussi dans l’hétérogénéité de l’Etat en Italie comme en France, de bureau en bureau, de ministère en ministère (au moins Intérieur, Justice et Affaires étrangères), chacun prenant la main selon les questions et les moments avec des soucis, et des informations, différentes – analyse en elle-même nouvelle tant, sur ces questions, est grande la tentation de tenir l’Etat pour un bloc homogène. Il s’agissait bien d’étudier le rôle des institutions et l’action publique, et les relations bilatérales (par exemple à propos des demandes d’extraditions), en élargissant l’investigation un peu à la société civile, côté français et du moins telle que perçue par les administrations, et surtout aux instances internationales, SDN et instances européennes, auxquelles ces mêmes administrations tendent à essayer de reporter les problèmes rencontrés. Au-delà du propos global, du neuf est indubitablement apporté sur des points particuliers importants, mécanismes et complexité de l’attitude française dans les années 1970, ou pour la période précédente appels à la SDN, activité d’un fuoruscito évacué des mémoires, le monarchiste Ubaldo Triaca, ou mécanismes des quelques privations de nationalité par le régime mussolinien, frappant parfois de parfaits inconnus, les signori nessuno du titre de la thèse. On trouvera bien entendu des manques, rançon à la fois de l’ambition initiale et des contraintes contre-productives imposées à toute thèse en Italie (et dont l’on est menacé en France), on pourrait souhaiter des développements, comme pour l’entre-deux-guerres sur les effets des changements politiques en France ou sur la variété du traitement des émigrés en fonction de leur couleur politique, mais il faut souligner des apports importants, à la fois sur des points précis comme ceux déjà indiqués, et dans la démarche générale marquée par la volonté, chez une jeune chercheuse née après les « années de plomb », de traiter scientifiquement des points encore « brûlants », dans une démarche historique et non polémique.