Exilés et immigrés italiens à Paris, des Trois Glorieuses au coup d’état bonapartiste

Depuis la révolution parisienne de juillet 1830 jusqu’au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851, la France a accueilli nombre d’Italiens sur son sol: proscrits, exilés volontaires, ou encore émigrés venus trouver du travail dans le pays. Si l’exil politique et l’émigration économique italienne ont traditionnellement été distingués par l’historiographie qui s’est penchée sur la question, ces deux catégories de migrants mériteraient néanmoins de faire l’objet d’une réévaluation commune. Comme l’a souligné l’historienne Nancy Green dans un récent essai, les historiens du fait migratoire doivent tout particulièrement se méfier des classifications binaires trop sommaires, des «paires conceptuelles» que constituent les facteurs du push et du pull,modèle explicatif permettant de comprendre l’origine du départ pour l’étranger[1], la dichotomie entre les migrations temporaires et permanentes, ou encore celle séparant, de manière classique, les immigrations de travail et de peuplement[2]. À ces dichotomies traditionnelles, il faudrait ajouter la summa divisio opposant l’exil politique à l’émigration économique: elle a conduit à distinguer de manière parfois trop arbitraire et trop tranchée des individus pourtant collectivement concernés par une expérience d’expatriation forcée, que celle-ci s’explique par des facteurs économiques et/ou politiques.

Pour éclairer les échanges et les rencontres qui ont pu relier les voyageurs, exilés et immigrés italiens dans la France du premier xixe siècle, le Paris des années 1830-1850 constitue un observatoire de premier ordre. Passant de 785.000 habitants en 1831 à plus d’un million vingt ans plus tard[3], la “capitale de l’Europe”[4]est fréquentée et habitée par des étrangers de plus en plus nombreux :

 

À côté des groupes politiquement actifs de refugiés polonais et italiens, des le début de la monarchie de Juillet, des contingents relativement nombreux d’artisans de tous les pays d’Europe : Allemands, Belges, Suisses, Savoyards, Anglais, Italiens, Espagnols, etc. constituent une main-d’œuvre bon marché tout au long de la période […][5].

 

Dans cette capitale cosmopolite, les Italiens, venus de l’ensemble des États divisant la péninsule, ont toute leur place, même s’il est difficile de quantifier la communauté qu’ils forment avant 1851, étant donné l’absence de prise en considération des étrangers dans les recensements nationaux jusqu’à cette date[6]. L’objectif de cet article est de montrer que, malgré la forte hétérogénéité socio-professionnelle de la “colonie italienne” présente à Paris sous la monarchie de Juillet et la Seconde République, des liens ont pu se tisser entre le monde des voyageurs de passage dans la capitale et celui, plus stable dans le temps et dans l’espace, des exilés politiques, mais aussi des immigrés économiques italiens. Pour autant, il n’est pas question de nier l’irréductible différence sociale qui séparait un voyageur comme le comte de Cavour, séjournant à plusieurs reprises à Paris dans les années 1840, et un peintre vitrier italien vivant dans les garnis les plus misérables et travaillant en France pour sa subsistance. Malgré les incontestables frontières sociales les divisant, les Italiens de la capitale ont pu se rencontrer dans certains lieux de sociabilité. Ils se sont aussi côtoyés lors d’événements d’intense engagement politique, comme par exemple au moment des insurrections et révolutions parisiennes des années 1830 et de 1848, au cours desquelles certains d’entre eux ont pris ensemble les armes aux côtés du peuple français.

 

  1. La présence des exilés italiens en France et à Paris, des années 1830 au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte

Dans les années 1820, Paris avait pu accueillir ponctuellement – et le plus souvent clandestinement – des proscrits libéraux luttant pour le Risorgimento[7]. À partir de la révolution parisienne de juillet 1830, la présence des exilés italiens se densifie dans la capitale française, du fait de l’extension à la péninsule italienne de la vague révolutionnaire initiée par la France. Le régime des Orléans enthousiasme les patriotes italiens: dans le duché de Ferrare, la révolution des Trois Glorieuses est chaudement acclamée dès le mois d’août. Mais c’est en janvier 1831 qu’ont lieu les premières émeutes insurrectionnelles dans les États du Pape et dans le duché de Modène, à tel point que, le mois suivant, toute l’Italie centrale est embrasée. Cette fièvre révolutionnaire suscite l’intervention du voisin autrichien, dont les troupes se dirigent contre Modène en mars 1831. À la mi-juillet 1831, la France fait pression sur l’Autriche pour qu’elle retire rapidement ses troupes d’Italie centrale. De nouvelles insurrections ont lieu à l’automne, engageant une seconde intervention autrichienne. Cette fois-ci, la France est elle aussi amenée à peser dans le devenir de l’Italie centrale, en envoyant une expédition à Ancône en avril 1832, qui prive l’Autriche du monopole qu’elle détenait sur les affaires italiennes[8].

Dans ces circonstances, la répression des révoltes d’Italie centrale est à l’origine de flux migratoires de nature politique en direction de la France. Contrairement à la situation qui prévalait en 1821, date à laquelle le régime de Louis XVIII apparaissait aux libéraux italiens comme bien plus hostile que l’Espagne de Rafael del Riego, la monarchie parlementaire de Louis-Philippe exerce une forte attraction sur les anciens insurgés originaires d’Italie centrale. César Vidal estime qu’au total plus de 1.500 passeports ont été accordés par la France à des sujets du Pape après les agitations de 1831[9]. En plus des sources diplomatiques, les statistiques des réfugiés étrangers subventionnés par le ministère de l’intérieur permettent également de quantifier plus précisément l’exil italien sous la monarchie de Juillet, même si ces listes laissent de côté tous les individus qui n’ont pas été inclus dans les statistiques de secours. En septembre 1831, sont en effet recensés sur l’ensemble du territoire français 1.524 réfugiés italiens touchant des secours du gouvernement. Ils forment alors 28,4% des effectifs d’étrangers subventionnés par le ministère de l’intérieur français[10], venant juste après les Espagnols.

Comme pour tous les réfugiés étrangers, les conditions de résidence en France des proscrits venus d’Italie centrale sont strictement encadrées, avant même l’adoption de la première loi relative à la résidence des réfugiés[11]. Si la majorité se fixe dans le sud-est et l’est du pays, et notamment dans le dépôt italien de Mâcon[12], certains d’entre eux sont autorisés à vivre dans la capitale. Parmi les 1.524 exilés italiens secourus par le gouvernement français, 257 sont installés dans le département de la Seine. Ainsi, seuls 16,8% des réfugiés subventionnés ont le droit de résider à Paris, et ces privilégiés de l’exil sont essentiellement issus des élites sociales et intellectuelles de leur pays d’origine. Parmi eux, le ministère de l’intérieur recense 216 magistrats, officiers, propriétaires, avocats, médecins ou étudiants, tandis que seulement 9 d’entre eux sont sous-officiers, soldats, ouvriers ou domestiques, les 32 femmes et enfants ayant été comptabilisés à part. La part des membres des élites dans ce groupe des réfugiés subventionnés est écrasante: seuls 4% des exilés italiens vivant à Paris en 1831 appartiennent en effet aux couches populaires. Il ne s’agit pas là, néanmoins, d’une spécificité italienne, puisque le ministère de l’intérieur français, de concert avec la préfecture de police, met alors tous les moyens en œuvre pour limiter l’accès de la capitale aux réfugiés disposant de ressources suffisantes.

Parmi les notabilités de l’exil italien en résidence à Paris, figurent la princesse lombarde Cristina di Belgiojoso, arrivée en mai 1831, le comte Terenzio Mamiani della Rovere, venu quelques mois plus tard, mais encore les professeurs Vincenzo Gioberti (de 1831 à 1834) et Giuseppe Ferrari (de 1837 à 1841), ainsi que de célèbres hommes de lettres, tels que l’écrivain d’origine dalmate Niccolò Tommaseo, contraint par la censure de quitter Florence pour Paris en 1834. Ce groupe d’exilés libéraux vivant à Paris, essentiellement originaires des États du Pape, mais aussi de Lombardie ou de Toscane, se réunit fréquemment dans le salon animé à partir de 1835 par la princesse Belgiojoso dans son hôtel de la rue d’Anjou. Ce véritable point de ralliement des grandes figures de l’exil italien, mentionné par exemple à vingt-sept reprises par le journal intime de Niccolò Tommaseo entre janvier 1835 et mars 1837[13], s’ouvre néanmoins aux hommes politiques et aux hommes de lettres français: François-Auguste Mignet, amant de la princesse, Victor Cousin, ou encore Alfred de Musset, en sont ainsi des habitués[14].

C’est au cours des années 1830 que le groupe des exilés libéraux italiens à Paris est le plus uni. À partir de la décennie suivante, le reflux de l’émigration politique italienne se fait ressentir dans la capitale, mais aussi dans l’ensemble du territoire français. Alors qu’en 1832, le gouvernement faisait état de 964 Italiens secourus au total, soit environ 11,4% seulement du total des réfugiés recensés[15], cet effectif décline lentement au fil de la seconde moitié de la décennie, passant de 708 en 1835[16], à seulement 543 réfugiés en 1839[17]. Il faut attendre les conséquences des révolutions de 1848 pour que la péninsule italienne, qui constitue l’un des tout premiers foyers du “printemps des peuples”[18], soit de nouveau pourvoyeuse d’exilés politiques conduits à s’établir en France. La vague de répression du Quarantotto ramène dans le pays d’asile des patriotes italiens qui y avaient déjà fait un premier séjour sous la monarchie de Juillet[19]. Mais elle y conduit aussi de nouveaux proscrits – vénitiens, par exemple, après l’échec de la République au mois de juin 1849. Parmi eux, nombreux sont ceux qui s’installent à Paris, comme par exemple Daniel Manin, président déchu de la République vénitienne. De nouveau, Paris redevient la terre d’élection des exilés italiens, et ce d’autant plus qu’à ses débuts, le Gouvernement provisoire de la République a allégé les contraintes pesant sur la résidence des réfugiés politiques étrangers[20].

 

  1. Une insaisissable immigration économique italienne à Paris?

Tandis que la trace des réfugiés politiques italiens à Paris peut être retrouvée grâce aux statistiques du ministère de l’intérieur, mais aussi à travers les correspondances et mémoires des grandes figures intellectuelles et politiques en exil, l’immigration économique italienne représentée dans la capitale est quant à elle beaucoup plus difficile à délimiter. Jusqu’à la fin de la Seconde République, en effet, les premiers recensements nationaux de la population, organisés régulièrement depuis 1801[21], ne prennent pas en considération les individus de nationalité étrangère[22]. Ce n’est qu’à partir du recensement de 1851 que les citoyens étrangers sont eux aussi comptabilisés dans de telles statistiques nationales.

Jusqu’à l’intégration des étrangers aux recensements, d’autres sources quantitatives peuvent néanmoins être mobilisées pour apprécier l’importance de l’immigration économique italienne à Paris. Ainsi, les enquêtes de la Chambre de commerce de Paris, notamment celle concernant les années 1847-1848, constituent un matériau de premier ordre. Au fil des statistiques professionnelles, sont décrits les petits métiers dans lesquels sont employés les membres de l’immigration économique italienne à la fin de la monarchie de Juillet. D’après cette enquête, les Savoyards à Paris travailleraient essentiellement dans l’artisanat métallurgique: cette profession, où les salaires “sont très-bas […], sert de refuge à beaucoup de malheureux”, dont “un certain nombre […] est originaire de la Savoie”[23]. Beaucoup d’entre eux seraient aussi employés comme tréfileurs[24] ou comme fabricants de toile métallique À côté des ouvriers du métal, se trouvent tous ceux employés dans la fumisterie, l’une de leurs activités traditionnelles. Le ramoneur savoyard, souvent très jeune, monte dans la capitale pour la saison et rentre au pays au terme de sa migration temporaire :

 

Chez les fumistes, les apprentis appartiennent à la population mobile qui ne vient à Paris qu’avec l’idée de retour au pays; ils sont originaires du Piémont ou de l’ancienne Auvergne[25].

 

Quant aux autres “Italiens” mentionnés dans l’enquête professionnelle de 1847-1848 – catégorie qui renvoie dans cette source à tous les individus venus de la péninsule, hormis le royaume de Piémont –, ils sont en grande majorité employés dans les métiers du bâtiment. On compte parmi eux des peintres, notamment des badigeonneurs, un métier réputé pour sa pénibilité:

 

Le badigeonneur est ordinairement Italien, Piémontais; suspendu à une corde à nœuds, il peint ou lave les grands murs, au moyen d’une brosse longuement emmanchée. Sa profession est dangereuse […][26].

 

Les indications données sur les “mœurs et habitudes” des ouvriers et artisans italiens témoignent du caractère polyvalent de leurs compétences professionnelles, et décrivent leur mode de vie laborieux:

 

La population mobile, qui est en même temps celle des garnis, se compose de Suisses ou de Piémontais. Ce sont des hommes assez laborieux, badigeonneurs l’été, et vitriers ambulants l’hiver. Ils sont sobres, économes; généralement ils se réunissent pour loger plusieurs ensemble dans le XIIe arrondissement; ils recherchent les garnis à bon marché, et choisissent des maisons trop souvent malpropres et malsaines, où ils paient 4 fr. 50 c. par mois et par personne[27].

 

Alors que les enquêtes professionnelles de la fin de la monarchie de Juillet ne semblent pas faire état d’une quelconque animosité des ouvriers parisiens à l’encontre des Italiens et Piémontais, des manifestations xénophobes sont en revanche observées au début de la Seconde République. Le 2 avril 1848, sur les boulevards, les ouvriers parisiens poussent des cris de haine contre les Savoyards, accusés de s’accaparer leurs emplois: “À bas les Savoyards! À bas les étrangers[28]!”. Mais ces tensions s’apaisent rapidement après 1849, et il ne semble pas qu’il y ait eu de départ massif de ces ouvriers savoyards et italiens sous la Seconde République. En 1851, le premier recensement national à intégrer les étrangers dans ses calculs permet de mieux saisir les contours de l’immigration italienne à Paris. Sur ses 1.053.263 habitants, la capitale compte alors 62.241 étrangers, auxquels doivent être ajoutés 1.571 étrangers naturalisés, qui représentent ainsi environ 6% de la population de la ville[29]. Parmi cette population venue d’ailleurs, les Italiens et les Savoyards constituent la troisième origine géographique représentée, juste après les Allemands et les Belges. À Paris, 9.562 “Italiens et Savoyards” sont en effet comptabilisés, pour un total de 63.307 à l’échelle nationale[30]. À cette date, ce sont donc plus de 15% des Italiens ou Français d’origine italienne vivant en France qui résident dans la capitale.

 

3.       Échanges et contacts entre voyageurs, réfugiés et immigrés italiens à Paris: à la recherche de la “colonie italienne”

Alors qu’ils semblent a priori fort éloignés, les exilés politiques italiens qui résident à Paris ne sont en réalité pas si isolés qu’il n’y paraît au premier abord du groupe fluctuant des “voyageurs”, mais aussi du monde plus vaste des Italiens appartenant à l’immigration de travail. Les points de contact entre exilés et touristes de passage dans la capitale sont nombreux, et s’effectuent avant tout dans les lieux de sociabilité privilégiés que sont les salons, comme ceux animés par Cristina di Belgiojoso, ou encore Bianca Milesi Mojon, qui figure elle aussi parmi les grandes “médiatrices de la culture italienne en France”[31]. Le comte Camillo Cavour, qui n’est assurément pas un proscrit, mais séjourne à plusieurs reprises dans le Paris de la monarchie de Juillet (en 1837-1838, en 1840 et en 1842-1843), fréquente assidûment le salon parisien de la princesse Belgiojoso[32]. Il se rend également en compagnie d’exilés italiens dans les cabinets de lecture du Palais Royal, où il consulte le Galignani’s Messenger, mais aussi au café pour discuter avec des amis, va écouter en auditeur passionné les cours donnés à la Sorbonne et au Collège de France, assiste à des pièces de théâtre dans les salles de spectacle de la capitale[33].

Si le monde des aristocrates de passage dans la capitale n’est pas totalement cloisonné de celui des proscris, il en va de même pour celui des immigrés venus à Paris pour trouver du travail. En témoigne par exemple la lecture du journal intime de l’“exilé volontaire” Niccolò Tommaseo, où celui-ci note dans un style lapidaire ses moindres faits et gestes durant son séjour en France, entre 1834 et 1837. Plusieurs passages de ce texte attestent du maintien d’une italianité dans l’exil, qui passe par le recours à des artisans italiens pour les services et menues tâches de la vie quotidienne. Tommaseo dit ainsi se faire raser chez un barbier italien[34]; de même, c’est un Lombard qui lui lave son linge en 1834[35].

La proximité qui relie les membres de la “colonie italienne”, pourtant séparés par d’indéniables clivages sociologiques, se lit également dans les lieux de consommation que sont les cafés et les restaurants tenus par des Italiens dans la capitale. Les sources judiciaires produites par l’affaire Fieschi, liée à l’attentat perpétré par ce dernier à l’encontre de la personne de Louis-Philippe en juillet 1835, donnent à voir le fonctionnement de ces marqueurs de l’italianité à Paris. Après l’échec de l’attentat, des enquêtes sont en effet menées sur l’entourage italien du régicide, certes d’origine corse, mais très proche des muratiens dans sa jeunesse. Un tenancier italien du nom de Jacques Santi, propriétaire d’un restaurant appelé Il Gobettino, situé place des Italiens, est alors interrogé par la police. Or sa déposition prouve qu’il accueille et nourrit sans distinction des exilés, mais aussi des voyageurs et aristocrates venus de la péninsule italienne:

 

— Il vient chez moi quelques Réfugiés Italiens. Il y vient surtout des courriers, des voyageurs, des domestiques d’ambassadeurs. Je ne connais point Fieschi, du moins par son nom […].

— De quel pays êtes-vous?

— De Sienne, en Toscane.

— Y’a-t-il longtemps que vous êtes en France ?

— Oui, Monsieur, il y a 21 ans que j’y suis. J’y suis établi, j’ai une femme et quatre enfants[36].

 

Outre les enquêtes policières et les sources judiciaires laissées par l’affaire Fieschi, les œuvres littéraires apportent elles aussi leur témoignage sur ces lieux de sociabilité et de gastronomie qui réunissent à Paris des Italiens de toutes conditions. Dans la nouvelle Gambara, parue pour la première fois en 1837, Honoré de Balzac décrit dans ses moindres recoins une table d’hôtes italienne du Paris de 1830. Le héros de son “étude philosophique”, Andrea Marcosini, “noble Milanais banni de sa patrie”[37], erre dans le quartier du Palais Royal à la poursuite d’une belle inconnue, qui s’engouffre dans une maison où est ouverte la table d’hôtes en question. Le lendemain, Marcosini se résout à entrer dans le restaurant, tenu par un Napolitain, qui sert leur repas à “quelques compatriotes”[38]. Une fois dans la salle, le comte milanais se trouve entouré d’un “pauvre compositeur, qui voudrait passer de la romance à l’opéra”, d’un chef d’orchestre vieillissant[39], et d’un vieux proscrit, le “grand Ottoboni, le plus naïf vieillard que la terre ait porté”, mais “le plus enragé de ceux qui veulent la régénération de l’Italie”[40]. Cuisiniers, hommes de lettres, musiciens et patriotes dînent tout en devisant de l’avenir de leur “pauvre patrie”, qui, aux dires de leur hôte, “préfère la jouissance à la liberté, peut-être avec raison!”[41].

La défense de la liberté et du libéralisme conduit d’ailleurs de nombreux exilés et immigrés économiques italiens à prendre les armes dans les insurrections parisiennes, depuis les Trois Glorieuses jusqu’aux troubles de 1848. Certains membres de la colonie italienne participent aux combats de juillet 1830, qu’il s’agisse d’exilés ou d’artisans des petits métiers parisiens. La trace de ces anonymes peut être recherchée dans les dossiers de demande de récompense officielle déposés par les combattants de Juillet, après l’instauration d’une “commission des récompenses nationales” par la loi du 30 août 1830. Au sein de la vingtaine de dossiers d’Italiens et de Savoyards retrouvés dans les fonds des Archives nationales[42], la plupart des anciens combattants de juillet 1830 aspirant à une reconnaissance officielle de la part de la monarchie parlementaire travaillent dans les petits métiers de l’artisanat parisien. Ils sont ébénistes, cartonniers, cordonniers, fumistes ou domestiques, et s’adressent dans un français mal assuré à la commission des récompenses pour revendiquer l’octroi d’une pension, de la médaille ou de la croix de Juillet[43]. Mais à côté de ces hommes employés dans l’artisanat et les services, se trouvent aussi d’authentiques proscrits, appartenant à la génération libérale des années 1820, qui se sont battus durant les Trois Glorieuses à Paris[44].

L’engagement politique des Italiens de Paris dans les troubles insurrectionnels de la capitale se poursuit tout au long de la monarchie de Juillet. En 1831, un dossier conservé dans les fonds judiciaires des Archives nationales fait état de l’arrestation d’une demi-douzaine d’Italiens et de Savoyards ayant participé aux “troubles parisiens”, parmi lesquels figurent un musicien et un peintre, mais aussi un fumiste, un ingénieur, un cocher, un tailleur ou encore un marchand de vin[45]. Plus tard, certains membres de la “colonie italienne” de Paris prennent aussi fait et cause pour la République en février 1848, sans hésiter à participer aux combats. Là encore, les dossiers administratifs de demandes de récompenses officielles font apparaître l’engagement de certains volontaires italiens ou savoyards, tels le chapelier Claude Ficuet ou encore le domestique Gaspard Lazzerini[46]. En revanche, la participation de la “colonie italienne” aux troubles qui font suite au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1851 semble bien moins active, à l’image, d’ailleurs, du relatif immobilisme du peuple parisien. La correspondance de Giuseppe La Farina, pourtant un proche de Giuseppe Mazzini, qui séjourne en exil en France à Paris de 1849 à 1853, puis à Tours de 1853 jusqu’en 1854, témoigne de cette attitude attentiste. Le 6 décembre 1851, La Farina écrit depuis Paris à son éditeur pour lui exprimer ses doutes au sujet des ferments de révolte contre le coup d’État du Prince-Président qui vient d’avoir lieu quelques jours plus tôt. Il affirme en outre vouloir continuer à vivre parfaitement normalement, malgré les profonds bouleversements politiques qui l’environnent:

 

Les choses continuent comme hier: les Champs-Élysées sont pleins à craquer de soldats; plus de cent députés sont arrêtés; certains sont blessés, comme Cavaignac, on dit que d’autres ont été tués, comme Lasteyrie. L’agitation est grande, mais rien ne laisse présager l’imminence d’une révolution. Je reste à Paris et je continue de travailler[47].

 

Aussi, bien qu’il soit allé en décroissant tout au long de la Seconde République, l’intérêt de la “colonie italienne” de Paris pour la vie politique française a conduit exilés et immigrés à s’engager, y compris par les armes, au profit de la liberté du peuple français.

En définitive, même si le fumiste savoyard ne peut être mis sur le même plan que le noble proscrit ou le touriste aisé de passage dans la capitale, certains points de confluence, qu’il s’agisse de lieux de sociabilité ou de moments d’engagement politique, ont pu ponctuellement les réunir. Forte de près de 10.000 personnes en 1851, la “colonie italienne” présente dans la capitale décline d’un point de vue numérique sous le Second Empire, régime durant lequel elle est régulièrement prise à parti par le pouvoir impérial, et tout spécialement après l’attentat commis par Orsini contre la personne de Napoléon III en janvier 1858. Néanmoins, ce n’est qu’à partir de la Troisième République que l’immigration de travail d’origine italienne se massifie, gagnant les banlieues de l’est et du sud de la capitale, qui deviendront plus tard les bastions rouges de la “Ritalie” chère à Pierre Milza.

 

[1]           Sur le modèle explicatif du push et du pull dans l’histoire des migrations, voir Jean Heffer, “Du pull et du push”, dans Robert Rougé (dir.), Les Immigrations européennes aux États-Unis, 1880-1910, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1987, pp. 21-48.

 

[2]           Voir Nancy L. Green, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002, p. 102.

 

[3]           Plus exactement, 1.053.263 habitants sont recensés dans le département de la Seine en 1851.

 

[4]           Pour reprendre le titre français du livre de Philip Mansel, Paris, capitale de l’Europe, 1814-1852, traduit de l’anglais par Paul Chemla, Paris, Perrin, 2003, 638 p. [édition anglaise : Paris between Empires1814-1852, 2001].

 

[5]           Jacques Grandjonc, Les étrangers à Paris sous la monarchie de Juillet et la Seconde République, “Population”, 29 (1974), p. 62.

 

[6]           Pierre Milza propose une estimation de 3.650 Italiens vivant dans la capitale en 1833, mais sans expliciter les sources sur lesquels il s’appuie (“L’émigration italienne à Paris jusqu’en 1945”, dans André Kaspi (dir.), Le Paris des étrangers, Paris, Imprimerie nationale, 1989, p. 55).

 

[7]           Plusieurs rapports de la préfecture de police de Paris témoignent en effet dans les années 1820 de la présence – jugée indésirable – de proscrits italiens dans la capitale. Voir par exemple AN, F7 6685, dossier n° 6.

 

[8]           Nicolas Jolicoeur, La Politique française envers les États pontificaux sous la monarchie de Juillet et la Seconde République (1830-1851), Bruxelles, Peter Lang, 2008, p. 260 et suivantes.

 

[9]           César Vidal, Louis-Philippe, Mazzini et la Jeune Italie (1832-1834), Paris, Les Presses modernes, 1934, p. 46.

 

[10]          AN, C 749, dossier n° 32, note sur la situation et la résidence des réfugiés étrangers en France, septembre 1831 (s.d.).

 

[11]          Le 21 avril 1832, est adoptée la première “loi relative aux étrangers réfugiés”, qui ne traite en réalité que des conditions de résidence des réfugiés en France et ne prend pas le soin de définir juridiquement la catégorie du “réfugié”.

 

[12]          En septembre 1831, 438 Italiens au total sont assignés à résidence dans le dépôt de Mâcon, dans le département de Saône-et-Loire.

 

[13]          Voir Niccolò Tommaseo, Diario intimo, Turin, Einaudi, 1946.

 

[14]          Novella Bellucci, Il salotto parigino di Cristina Belgiojoso, ‘princesse révolutionnaire’, dans Mariasilvia Tatti, (dir.), Italia et Italie. Immagini tra Rivoluzione e Restaurazione, Rome, Bulzoni, 1999, p. 119.

 

[15]          Procès-verbaux des séances de la Chambre des députés, session 1832, Paris, Imprimerie de la Chambre des députés, 1833, p. 21.

 

[16]          Ibid., Paris, Dupont, 1897, 2e série, t. 95, p. 129.

 

[17]          Ibid., Paris, Dupont, 1912, 2e série, t. 126, p. 24.

 

[18]          Sylvie Aprile, L’Europe en révolution, dans Sylvie Aprile, Raymond Huard, Jean-Yves Mollier (dir.), La Révolution de 1848 en France et en Europe, Paris, Éditions sociales, 1998, p.198: “[…] on s’accorde aujourd’hui à donner l’initiative de 1848 à l’Italie”.

 

[19]          Par exemple, Vincenzo Gioberti revient en exil – volontaire, cette fois-ci – à Paris à partir de 1849, et il y meurt en octobre1852.

 

[20]          Une circulaire du ministère de l’intérieur du 18 mars 1848 autorise dans un premier temps les réfugiés étrangers à résider à Paris. Voir AD Bouches-du-Rhône, 4 M 956, circulaire du ministère de l’intérieur aux commissaires du gouvernement, 18mars 1848.

 

[21]          Pour la période qui nous intéresse, les recensements nationaux ont lieu en 1801, 1806, 1821, 1826, 1831, 1836, 1841, 1846 et 1851.

 

[22]          Jean-Claude Gégot, La Population française aux xixe et xxe siècles, Paris, Ophrys, 1989, p.8.

 

[23]          Statistique de l’industrie à Paris résultant de l’enquête faite par la Chambre de commerce de Paris pour les années 1847-1848. Première partie: résultats généraux, Paris, Guillaumin, 1851, p.162.

 

[24]          Ibid., p.642: “Un grand nombre d’ouvriers pour la fabrication des cages à oiseaux sont, de même que leurs patrons, Italiens”.

 

[25]          Ibid., p. 97.

 

[26]          Statistique de l’industrie à Paris résultant de l’enquête faite par la Chambre de commerce de Paris pour les années 1847-1848. Deuxième partie: résultats par industrie, Paris, Guillaumin, 1851, p. 102.

 

[27]          Ibid., p.103.

 

[28]          Georges Duveau, La Vie ouvrière en France sous le Second Empire, Paris, 1946, p.64.

 

[29]          La proportion d’étrangers et de citoyens français naturalisés est néanmoins bien plus forte à Paris que dans le reste du territoire, puisqu’elle atteint 1,1% en moyenne. Voir J.Grandjonc, Les étrangers à Paris, art. cité, p.62.

 

[30]          Voir les chiffres donnés ibid., p.63.

 

[31]          Aurélie Gendrat-Claudel, Exils et subversions. Sur les terres françaises de Niccolò Tommaseo (1802-1874), dans Niccolò Tommaseo, Fidélité, traduction, annotation et postface d’Aurélie Gendrat-Claudel, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2008, p. 227.

 

[32]          Paul Matter, Cavour et l’unité italienne, Paris, Félix Alcan, 1922, I, p. 275.

 

[33]          Voir notamment ibid., p.278 et suivantes.

 

[34]          N. Tommaseo, Diario intimo, déjà cité, p.189: “Vo a farmi fare la barba da un barbiere italiano”.

 

[35]          Ibid., p. 193: “Viene un lombardo a battermi i panni”.

 

[36]          AN, CC679, dossier n°7, déposition de Jacques Santi, 19 août 1835.

 

[37]          Honoré de Balzac, Gambara, dansŒuvres complètes de Honoré de Balzac. La Comédie humaine, xv, 2, Paris, Houssiaux, 1874, p. 76.

 

[38]          Ibid., p.80.

 

[39]          Ibid., p. 82.

 

[40]          Ibid., p. 83.

 

[41]          Ibid.

 

[42]          Les fonds F1dIII 42 à 78, conservés aux Archives nationales contiennent les dossiers de 3.751personnes ayant déposé une demande de décoration ou de pension. Parmi ces dossiers statistiquement représentatifs, 90concernent des individus nés à l’étranger, dont 19 sont nés dans les divers États italiens (seul le lieu de naissance, et non la nationalité, étant indiqué dans ces sources).

 

[43]          AN, F1d III 47, lettre du fumiste Victor Brancha, Savoyard né en 1804, à la commission des récompenses nationales, 25avril 1831: “Je voue envoi Mon sertifica de médesin [sic] […]”.

 

[44]          Voir par exemple AN, F1dIII 56, dossier de Raffaelo Gliamas; ou encore AN, F1dIII65, dossier de Giuseppe Manfredi.

 

[45]          AN, BB181355, dossier A8 426, “Étrangers arrêtés à Paris en septembre 1831”: sur une liste de trente individus arrêtés pour avoir pris part aux “troubles parisiens”, sept sont d’origine “savoyarde” ou “italienne”.

 

[46]          Voir AN, F1dIII 88, dossier de Claude Ficuet, et AN, F1dIII 92, dossier de Gaspard Lazzerini.

 

[47]          Giuseppe La Farina, lettre du 6 décembre 1851 à l’éditeur Guigoni, citée dans Epistolario di Giuseppe La Farina, raccolto e publicato da Ausonio Franchi, Milan, Treves, 1869, I, p. 442: “Le cose continuano come ieri: i Campi Elisi sono pieni zeppi di truppa; più di 100 deputati sono arrestati; qualcuno è ferito, come Cavaignac; qualcuno si dice ammazzato, come Lastery. L’agitazione è grande, ma nulla fa presagire una imminente rivoluzione. Io rimango a Parigi e continuo a lavorare”.